Plus jeune, plus tech, plus opaque : qu’est-ce que les « tokuryu » qui ringardisent les célèbres mafieux japonais yakuzas ?

Plus jeune, plus tech, plus opaque : qu’est-ce que les « tokuryu » qui ringardisent les célèbres mafieux japonais yakuzas ?

Lorsqu’il a commencé à gravir les échelons du crime organisé, Takanori Kuzuoka n’a jamais envisagé de rejoindre les yakuzas, la mythique mafia japonaise connue pour ses tatouages et son code d’honneur très strict. À la place, ce Japonais de 28 ans a choisi d’intégrer les « tokuryu ». Un réseau criminel plus récent actif sur les réseaux sociaux, où des chefs anonymes recrutent des exécutants pour des missions ponctuelles, de la fraude au braquage.

« Les yakuzas perdent de leur attrait auprès des jeunes »

Au fil d’une correspondance de cinq mois depuis sa cellule de prison, Takanori Kuzuoka a livré à l’AFP un aperçu extraordinaire de l’intérieur « tokuryu », univers violent et sans scrupule où une grande partie des millions se gagne en escroquant la population vieillissante du Japon.

Une pratique et une philosophie que méprisent les yakuzas, ces mafieux jadis si puissants qui se targuent de ne pas s’attaquer aux pauvres ni aux faibles, mais dont l’empire de plusieurs milliards de dollars se réduit après des années de lois strictes anti-mafia. « Les yakuzas perdent de leur attrait auprès des jeunes », concède un truand haut placé, allié à un clan majeur des yakuzas.

Ceux qui « viennent à nous en fantasmant sur le faste et le glamour de notre monde découvrent vite que sa réalité » n’est pas celle qu’ils imaginaient, poursuit ce caïd. La génération Z et les Millenials ne sont pas prêts à commencer au bas de l’échelle, ils « n’aiment pas être enchaînés » par les restrictions propres aux yakuzas, structurés selon un code rigide, alors « ils choisissent plutôt de rejoindre les tokuryu », souples, décentralisés et sans règles, explique-t-il.

Les « tokuryu », dans le collimateur des autorités

« Je n’ai jamais compris l’intérêt d’être yakuza de nos jours », confie Takanori Kuzuoka. D’une écriture soignée, le jeune homme raconte comment il a gravi l’échelle du crime organisé, d’abord membre de « bosozoku », ces gangs de motards adolescents rebelles qu’il a rejoints avant de devenir « multitâches » au sein des « tokuryu », recruteur, coordinateur, exécutant.

Il dit avoir travaillé par moments en étroite collaboration avec des chefs à l’identité inconnue même de lui. Et avoir racolé en ligne des recrues sur le marché au noir des petits boulots, le « yami baito ». Si les postulants sont souvent des jeunes en marge et en quête d’argent facile, parfois de petits malfrats, d’autres sont des proies plus naïves embarquées un peu malgré elles dans la délinquance.

« Chaque jour, d’innombrables personnes mordaient à l’hameçon des annonces douteuses que je publiais » sur X pour des emplois « très bien payés », relate Takanori Kuzuoka citant un accro aux jeux, une travailleuse du sexe ou le membre d’un « boys band ». Un fonctionnement proche de celui des syndicats du crime en Chine qui pilotent des escroqueries à l’échelle industrielle au Cambodge ou en Birmanie.

Les autorités japonaises estiment que la fraude organisée, cœur de métier des « tokuryu », a coûté à la société nippone 72,2 milliards de yens (400 millions d’euros) entre janvier et juillet, dépassant déjà le record historique de l’année dernière.

La lutte contre ce nouveau réseau de criminalité constitue désormais la « plus grande priorité de maintien de l’ordre public » pour la police de Tokyo qui a créé en octobre une nouvelle unité de 100 agents pour le « détruire ».

L’arnaque du « C’est moi ! »

Les « tokuryu », littéralement « anonymes et fluides », opèrent d’une manière mouvante qui empêche de « remonter jusqu’aux donneurs d’ordre lors des arrestations », explique un détective antimafia à la retraite, Yuichi Sakurai.

Des « équipes projet » ad hoc sont constituées exclusivement pour commettre un délit spécifique et ponctuel, détaille-t-il. Les exécutants de rang inférieur se dispersent et se regroupent avec une fluidité « semblable à celle d’une amibe », poursuit-il.

Leur spécialité, ce sont les escroqueries, en particulier l’arnaque du « C’est moi ! ». Elle consiste pour les malfaiteurs à appeler des personnes âgées en se faisant passer pour leurs enfants ou petits-enfants, suppliant qu’elles leur donnent de l’argent pour réparer une erreur qui ferait honte à la famille.

Ce sont aussi les rois de l’arnaque déguisée : habillés de costumes sophistiqués, ils se font passer pour des policiers, des banquiers, des fonctionnaires afin de dépouiller leurs victimes. Ils n’hésitent pas non plus à mener des braquages violents.

C’est ce qui a mené Takanori Kuzuoka en prison, condamné pour vol avec séquestration d’enfants. Brandissant une paire de ciseaux, le jeune homme a dirigé en 2022 un groupe de cambrioleurs qui a attaqué une mère et ligoté ses enfants avec du ruban adhésif pour la forcer à leur remettre 30 millions de yens (165 000 euros) en liquide.